LE VACARME DES INUTILES
Autrefois, dans le cadre des petites bourgades, l’idiot du village était une sorte de figure archétypale. Un être souvent marginal, parfois inoffensif, souvent gênant, qui vivait dans un univers limité et qui, pour la plupart des gens, n’avait aucun impact au-delà des murs de sa propre communauté. La sagesse populaire n’y voyait rien de bien menaçant puisque chacun savait qu'il y avait un décalage entre l'idiot et le reste du monde, et cette différence, cette tare était acceptée par tous avec charité, tant qu’elle ne créait pas de vacarme insupportable. Le village vivait en paix, avec ses petites coutumes, et l’idiot était plus un sujet de pitié, voire de moqueries, qu'une véritable menace.
À l’ère du numérique triomphant, cet idiot du village est devenu le troll. Mais à l'inverse de cet idiot, le troll n’est pas seulement une nuisance, il est devenu une institution. Mieux encore, il est un pilier inconscient du statu quo voulu par ses maîtres dont il protège le pouvoir par sa nuisance. Il croit ruer dans les brancards, mais ne fait qu’aboyer sur les passants. Il s’imagine rebelle, il n’est qu’un chien de garde sans collier. Et ce n’est pas l’insulte qui dérange chez le troll, elle est souvent si médiocre qu’elle amuse plus qu’elle ne blesse, mais c’est surtout sa prolifération. Car avec l’avènement d’Internet l’idiot du village n’est plus l’exception, et l’on découvre dorénavant des villages entiers d’idiots, où leur bêtise devient une norme avec laquelle il faut compter. Et pire, cette norme de défaillance cognitive s’exprime désormais sur une scène mondiale. Ce qui, à l’échelle locale, pouvait être ignoré ou ridiculisé, devient aujourd’hui une force exponentielle, amplifiée par des milliers, voire des millions de voix anonymes.
Car la prolifération des trolls, ces nouveaux idiots numériques qui n’ont d’autre but que de semer la zizanie, transforme ce qui était une exception par village, limité à un réseau familial ou amical, en un concept global de véritable communauté de décérébrés. Car les trolls ne sont plus seulement des personnages isolés, mais constituent désormais des villages entiers d’idiots sous éduqués, des légions d’impotents cognitifs mais armés de claviers prêts à cracher leurs débilités à tout va. Chaque site web, chaque réseau social, chaque blog devient ainsi un nouveau village où l'idiot prend systématiquement la parole et transforme l'espace commun destiné à la prolifération du savoir et de la connaissance, en une scène de chaos et d’invectives permanents.
Ce phénomène est d'autant plus insidieux que l'anonymat d'Internet camoufle la véritable identité de ces individus, leur offrant une protection illusoire et leur permettant de se multiplier sans entrave. Heureusement, pour la santé mentale de leurs parents, cet anonymat leur garantit une forme de paix intellectuelle, les préservant des visages désespérés de leurs rejetons, quand bien même ces derniers inondent le web de leurs inepties. Mais en même temps, cet anonymat fait de l'éducation une tâche bien plus ardue, car il est impossible de corriger ces légions d’anonymes dans la réalité, de leur offrir la confrontation nécessaire, au savoir et à la connaissance, pour les sortir de leur torpeur.
Ces trolls sans visage échappent donc à tout cadre, à toute tentative d’éducation, et finissent par se multiplier dans un écosystème parallèle où finalement, comme on le constate dorénavant, la bêtise se nourrit d'elle-même. Là où avant il fallait connaître personnellement l'idiot pour l'apprécier à sa juste valeur, désormais il est impossible d’échapper à cette horde numérique. Et, de village en village, d’opinion en opinion, l’idiot devient une masse indistincte mais très bruyante, absolument convaincue d’avoir raison tout en étant de plus en plus déconnectée de toute forme de rationalité.
La conséquence néfaste est visible puisque ce n'est plus un idiot par village que l'on retrouve, mais des communautés vibrantes de préjugés, de fausses informations et souvent de haine. En fin de compte, l'idiot du village a muté en un phénomène viral, capable de contaminer des dizaines de milliers de personnes, d'influencer des discussions globales et de détruire le peu de rationalité et de respect qui subsistait dans l’espace public. Et l’ironie dans tout cela, c’est que l'idiot, devenu troll, se croit désormais maître d’un monde numérique, agissant comme s’il était la voix de la raison, tandis que son village, loin d’être un lieu de sagesse, devient un écho assourdissant de bêtise collective.
Bien que l’époque ne manque pas de crises, la plus tragique d’entre elles, finalement, n’est ni sanitaire, ni climatique, ni économique, mais bien cognitive. Une pandémie d’atrophie mentale qui s’est visiblement emparée de millions d’individus et dont le symptôme principal est le commentaire en ligne intempestif. Jadis, on se taisait par humilité. Aujourd’hui, on ne s’exprime plus que par ressentiment. Or, il y a moins d’un demi-siècle, les journaux publiaient des lettres d’intellectuels, des réflexions construites, parfois brillantes, souvent exigeantes. Aujourd’hui, les plateformes numériques débordent de commentaires du type "y’en a marre des intellos", éructés par des demi esprits dont le QI tient plus du tirage aléatoire que de la pensée structurée. Il suffit d’ouvrir n’importe quel article un tant soit peu argumenté, qu’il s’agisse de société, de guerre, de géopolitique ou d’économie, pour voir surgir inévitablement le troll de la bande.
Non pas pour discuter, non pour échanger ou dialoguer, encore moins pour enrichir le débat, mais pour le traîner systématiquement dans la boue avec une régularité de métronome. Le troll ne lit pas mais réagit. Il ne comprend pas mais il vomit. Une journaliste enquête et il l’insulte. Un écrivain dénonce et il raille. Un universitaire vulgarise et il conspue. Il ne débat pas mais il dégorge ses frustrations, persuadé que l’expression de sa médiocrité a valeur d’opinion. Et pendant que certains essaient de penser le monde, lui s’acharne à l’abrutir, commentaire après commentaire, transformant chaque espace de dialogue en dépotoir de certitudes crasses et de petites haines sans courage. Parce qu’il sent, souvent confusément, mais toujours douloureusement, qu’il n’est pas à la hauteur. Et plutôt que d’essayer de grimper, il préfère détruire l’échelle.
Le troll est la mauvaise herbe des idées et ne fleurit jamais. Il ne pousse que là où un autre a déjà labouré le terrain, préparé les graines et planté les semis. Il ne sait rien, ne cherche rien, ne produit rien, mais il parasite. Il croit "défendre son opinion" là où il ne fait que noyer celle des autres. Il pense "s’exprimer" là où il ne fait que saliver. À chaque article de fond, il répond par une moquerie grasse. À chaque réflexion construite, il oppose un glaviot d’ironie bas de gamme. Et à chaque nuance, il substitue l’outrance, voire l’outrage, car c’est tout ce qu’il comprend encore.
Dans leur quête désespérée de validation d’une existence perdue derrière leurs écrans, ces créatures numériques finissent par se persuader que leurs opinions outrancières et sans fondement sont non seulement valables, mais qu'elles sont pourtant la clé de toute vérité cachée. De plus, l'Internet, en leur offrant un anonymat absolu, a décuplé leur audace néfaste. Ils se prennent pour des rebelles en ébullition, des défenseurs de la liberté d'expression, alors qu'en réalité, ils ne font qu'inonder le monde de leurs bêtises et de divisions perpétuelles.
Leur argumentaire se résume essentiellement à des slogans creux, des attaques personnelles et des affirmations non vérifiées, mais leur conviction inébranlable dans la justesse de leur propos est ce qui les rend à la fois risibles, dans un sens, mais infiniment tragiques et effrayants si l’on y réfléchi. Parce qu'à force de répéter leurs âneries, certains finissent par les croire eux-mêmes et, pire encore, par les faire passer pour des vérités. La démocratie numérique, tout comme la liberté d'expression, a donné une plateforme à des voix qui n'ont rien d'autre à offrir que du bruit et de la haine. Et dans ce grand vide, ces trolls se voient comme des héros de la contestation, quand en réalité, ce ne sont que de piètres bouffons.
Mais on aurait tort de le croire inoffensif car le troll n’est pas simplement bête, il est fonctionnel. Il a une utilité objective dans le paysage numérique actuel. Le troll est la meilleure police du langage qu’on puisse imaginer puisqu’elle est gratuite, zélée, inépuisable, et surtout… très fière de l’être. Et cela tombe d’ailleurs très bien pour le pouvoir, qui n’a plus besoin de censure quand le troll fait le travail. Puisqu’il ne sert à rien de museler un penseur quand une armée, gratuite et abondante d'écervelés, se charge de tenter de le tourner en ridicule… Et à la manière d’un brouillage radio, il étouffe la clarté des signaux faibles, ces idées dissidentes, subtiles, qui pourraient éveiller l’intelligence collective. Il s’abat méthodiquement sur les mots précis, les propositions nuancées, les discours exigeants. Il interrompt, détourne, agace, et finalement décourage. Son rôle essentiel dans une vie, que l’on imagine sans peine aussi morne et insipide que ses remarques, est de délégitimer les discours des autres sans jamais argumenter.
Mais au fond, on pourrait se demander d’où vient ce besoin incessant de détruire tout ce qui l’entoure ? Et bien c’est simplement parce que le troll n’aime pas l’effort intellectuel. En fait, il en est souvent incapable et fuit donc la complexité comme un malade fuit son propre reflet. L’effort, la construction lente d’une pensée, la subtilité des concepts, tout cela lui est étranger. Il préfère les raccourcis faciles, les jugements expéditifs, les invectives gratuites et surtout anonymes, car le troll est avant tout un lâche. Il s’est réfugié derrière le paravent de la médiocrité, là où la pensée n’a pas besoin de s’édifier pierre par pierre, mais où l’on peut faire entendre du bruit, sans produire de musique. Protégé derrière son écran comme un enfant sous une table, il éructe sans crainte, bien conscient que, dans la vraie vie, l’idiot du village risquait au moins une gifle ou un retour de bâton s’il allait trop loin. Mais ici, aucun risque de regard droit dans les yeux, pas de conséquences physiques, pas de responsabilité mentale. L’anonymat est son armure favorite, sa planque sécurisée, son excuse à toutes les bassesses. Là où l’idiot d’autrefois faisait rire ou exaspérait une poignée de voisins, le troll moderne, lui, déverse sa bile sans fin, persuadé qu’il est intouchable. Et c’est précisément cette impunité qui le rend si nuisible. Il est sans frein, sans honte mais sans front.
Dans l’esprit du troll anonyme, la pensée n’est pas un cheminement rigoureux, mais une série de mots désobligeants à lancer, comme on jette de gros cailloux dans un étang. Mais comme dans l’étang, si l’eau se trouble, en peu de temps il n’en reste rien. Et quand un autre commentaire tente de proposer de véritables idées, d’un poids substantiel, le troll l’attaque à nouveau, simplement parce qu’il ne peut pas suivre le déroulement. Il est rapidement trop fatigué pour s’aventurer dans l’effort intellectuel et trop petit pour accepter de se mesurer à des arguments construits. Il préfère donc l’attaque facile et la destruction d’autrui. C’est son domaine, son terrain de jeu et c’est là qu’il se sent en sécurité.
Mais contrairement à ce qu’il croit, le troll n’est pas libre. Il est totalement prisonnier d’un automatisme cruel du refus de penser. Il ne commente pas pour dialoguer, il éructe simplement pour tenter d’exister. Et il a viscéralement besoin du tumulte qu’il commet pour masquer le vide de sa vie. Dans un monde qui exige chaque jour plus de compréhension, d’interdisciplinarité, d’écoute, lui campe dans sa grotte cognitive comme un Néandertalien du 21ème siècle, armé d’un smartphone au lieu d’un silex mal dégrossit. Mais le plus tragique, c’est qu’il n’est même pas payé pour saboter la pensée. C’est là tout le cynisme de son rôle, car non seulement il est un idiot utile du système, mais en plus il est bénévole. Le pouvoir n’a pas besoin de l’enrôler, puisqu’il s’enrôle de lui-même. Il se croit insurgé quand il est enrégimenté. Il croit gêner l’ordre établi alors qu’il en est sa meilleure digue. Et pendant qu’il tonne, les véritables puissants, eux, sourient puisqu’ils n’ont même plus besoin de faire taire les penseurs, dès lors que les trolls le font à leur place. Mais force est de reconnaitre qu’ils le font avec une efficacité redoutable et une stupidité confondante.
Ainsi, loin de toute poésie, le troll numérique est la figure grotesque de l’insignifiance revendiquée, telle une caricature bruyante de la vacuité assumée. Il ne cherche ni vérité, ni nuance, encore moins l’échange, mais il exige qu’on l’entende, sans jamais rien avoir à dire. Masqué derrière son anonymat comme un rat derrière une cloison, il profère avec fierté sa médiocrité, la brandit comme un étendard, persuadé que l'agression tient lieu d'argument. Là où le silence aurait encore pu lui accorder un soupçon de mystère, il choisit de crier sa bêtise avec une telle constance qu’il finit par croire lui-même à sa pertinence.
Le troll n’est plus une aberration car il est devenu une fonction, un symptôme, une preuve éclatante que l’accès libre à la parole ne garantit en rien la valeur de ce qui est dit. Il est le naufragé du bon sens, qui au lieu d’apprendre à se construire un radeau, s’acharne à couler ceux des autres. Il pullule, certes, mais dans sa voracité dénuée de substance, il n'a pas la moindre chance de prospérer. Il occupe l'espace, gaspille des heures et des énergies, mais ne crée rien d'autre que du vide. Son vacarme incessant reste une cacophonie qui n'éveille aucune résonance dans les mémoires, comme un écho de plus dans un monde déjà saturé de futilités. Mais pendant qu’il se noie dans la fange de ses petites attaques, la pensée, elle, poursuit sa route sans se laisser distraire, implacable et solitaire. Minoritaire, exigeante, parfois invisible, mais toujours vivante, elle s'infiltre dans les esprits qui savent encore penser.
Ainsi face à ce déferlement de connaissances que nous octroient les plateformes et sites de réinformations, le troll, lui, est déjà mort. Car s’il croit surement encore qu'il vit, il n’est déjà plus qu’un souvenir putréfié dans l’ombre de son propre déclin. Il n’est rien de plus qu’une carcasse décomposée, errant dans l’illusion de sa propre existence mourante, un râle inaudible dans l’indifférence générale.
Alors, merci aux trolls ! Car, comme il est bien connu, c'est grâce aux moches qu'on paraît beaux et aux cons qu'on semble intelligents. Eh bien, c’est grâce à eux, pauvres créatures insignifiantes, que nous savons que notre discours dérange. Car il sont le signe flagrant que nos idées bousculent leurs pensées figées et inquiètent les petits soldats du pouvoir. Sans eux, nous serions bien dans le flou, sans savoir si notre voix porte vraiment. Ils nous rappellent par leurs médiocres tentatives, que nous sommes, sans doute, sur la bonne voie…
Phil BROQ.
Trop marrant! Les trolls du numérique ;ces héros et chevaliers du clavier qui cherchent pas à convaincre mais à embrouiller,semer la zizanie,piquer la ou ça gratte, au lieu de sauver le monde ,le troll le rend plus chaotique.Un vrai talent ;ce sens inné de la provoc.Mais ne les sous estimez pas, sans trolls, les débats en ligne seraient aussi plats qu un pancake sans sirop d'érable.Alors merci à eux pour ces moments d absurdité qui nous rappelle que parfois, le meilleur troll, c est de ne pas répondre...
RépondreSupprimerExcellente synthèse ! Merci à vous !
RépondreSupprimerJ'en peux plus de tous ces inutiles qui viennent déverser leur fiel sans cesse...
En revanche, je crois de plus en plus qu'ils sont moins "bénévoles" qu'on le pense, et que le trollage est bien rémunéré.
Quoi qu'il en soit, si on n'aime pas, ce n'est pas la peine d'en dégouter les autres et sur internet, il suffit juste de fermer la page en cours ;-)
Excellent
RépondreSupprimerParfait !!! Vous avez écris ce que je me tue à dire depuis des années !
RépondreSupprimerMais comment font-ils, tous ces genssss', pour passer autant de temps sur leur smartphone à dire autant de mal des autres... ?
N'ont-ils pas mieux à faire ?
N'ont-ils pas de vie sociale ?
N'ont-ils aucun amour propre et savoir-vivre ?
Sont-ils payés ??? ;-)